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« Jusqu'en 1894, les renseignements que nous possédions sur l'usage de la pierre taillée en Égypte se composaient seulement de quelques observations particulières portant sur des objets le plus souvent difficiles à dater, quand un spécialiste, M. Lajard, vint mettre sous les yeux des membres de l’lnstitut égyptien bon nombre de silex ramassés dans diverses localités de l'Égypte » (Morgan 1896 : 51-52).
Une enquête obstinée
L’histoire commence comme un roman à suspense. Lorsque Jacques de Morgan prend ses fonctions à la tête du Service des Antiquités d’Égypte en 1892, le débat sur la réalité d’une Préhistoire de la vallée du Nil n’est pas encore consommé : au contraire, les découvertes d’industries en silex sont trop étroitement associées aux sites classiques de la période pharaonique pour être tenues comme des témoins irréfutables de la haute antiquité de l’homme.
Les découvertes de Lajard vont mettre le savant sur la piste des plus anciennes occupations humaines, celles du Paléolithique et du Néolithique : « Depuis mon arrivée [...], je m'étais vivement préoccupé de cette question : j'avais réuni tous les documents épars, recherché dans un grand nom-bre de localités, acheté presque tous les instruments en silex qui se trouvaient chez les marchands. C'est ainsi que peu à peu je me suis trouvé amené à penser que, s'il est possible d'admettre que quelques silex taillés appartiennent à l'époque historique, nous devons attribuer à la plupart une antiquité beaucoup plus reculée, et que les témoins du véritable âge néolithique sont dans la vallée du Nil plus abondants qu'on ne le pense généralement » (Morgan 1896 : 54).
Mu par cette conviction, Morgan s’efforce d’étayer solidement son hypothèse. Pour ce faire, il perfectionne la méthode mise au point lors de ses précédentes missions, en Malaisie ou au Caucase. Il explore les différentes régions d’Égypte, « notant tous les détails, observant les plus petits indices [...], traitant les recherches archéologiques comme [il l’aurait] fait d’études d’histoire naturelle ». Dessinant lui-même – avec talent – les objets qu’il collecte lors de ses prospections, il établit avec minutie le signalement des stations qu’il découvre et alimente progressivement son raisonnement jusqu’à acquérir la certitude qu’il n’existe plus aucun doute sur la très haute ancienneté des instruments de pierre dans la vallée du Nil. Intégrant à ses démonstrations les données géologiques et paléontologiques qu’il a pu recueillir au gré de ses explorations, il développe une analyse globale pour laquelle étude des formations sédimentaires et examen typologique des industries concourent efficacement pour démontrer le caractère préhistorique des vestiges mis au jour. Il n’hésite pas d’ailleurs à s’associer les compétences d’autres spécialistes, anthropologues et égyptologues, pour déployer une recherche qui se veut avant l’heure pluridisciplinaire.
Un premier classement des industries
Cette enquête, conduite tout à la fois sur le terrain et dans les musées, à partir des collections déjà constituées, va permettre l’établissement d’un premier tableau typologique des industries. Les époques précédant immédiatement la période pharaonique se présentent comme les principales bénéficiaires de l’intensification de ces recherches. En miroir, les artefacts du Paléolithique forment logiquement exception : seules six localités sont clairement identifiées en 1896 comme ayant fourni des vestiges du premier âge de pierre. Encore ces pièces se rapportent-elles exclusivement à l’époque la plus ancienne de la Préhistoire, le Chelléen, du nom d’une localité de Seine-et-Marne où furent mises au jour des industries archaïques similaires.
L’outil emblématique en est le biface, reconnu dès les années 1840 par J. Boucher de Perthes dans le diluvium d’Abbeville. Dans le détail toutefois, l’illustration présentée par Morgan à l’appui de son exposé éclaire des industries disparates et, pour partie, anachroniques : si certains outils façonnés semblent se rapporter au Paléolithique ancien – ou inférieur –, plusieurs objets considérés comme des bifaces correspondent en réalité à des éléments postérieurs comme les nucléus à pointes Levallois – dits nucléus nubiens –, pour l’essentiel datés du Paléolithique moyen (Moustérien suivant la terminologie française, Middle Stone Age de la nomenclature anglo-saxonne).
La documentation relative aux périodes néolithique et prédynastique apparaît, en comparaison, beaucoup plus abondante et permet à Morgan de développer sa théorie sur l’origine des populations autochtones de l’Égypte. Près d’une trentaine de sites d’habitat et de nécropoles sont ainsi cités à comparaître. Dans la publication du premier volume de la Préhistoire de l’Égypte (1896), Morgan s’attarde sur ses propres découvertes, à el-Amrah et Nagada, pour justifier la rupture entre des populations préhistoriques indigènes et les précurseurs de la civilisation pharaonique dont les premiers représentants seraient à rechercher en Asie, en Chaldée ou en Élam. Dans une perspective d’archéologie comparée dont les postulats ne sont pas assis sur des observations rigoureusement établies, le savant fonde sa démarche sur un comparatisme ethnographique contestable, propre à la première historiographie de la Préhistoire et dont les limites sont rapidement mises en lumière par les archéologues culturalistes de la première moitié du XXe s.