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- Égypte (1892-1897)
- La Préhistoire égyptienne
- L’émergence d’une discipline
La reconnaissance de la Préhistoire égyptienne ressortit à une histoire longue, heurtée, discontinue. Par convention, les historiens des sciences font toutefois coïncider ses origines avec la publication des deux volumes de La Préhistoire de l’Égypte de Jacques de Morgan, en 1896-1897.
L’obsession des origines
Principal chroniqueur d’un récit dont il est aussi l’acteur, Jacques de Morgan inscrit dès 1896 son œuvre dans une visée rétrospective où l’historiographie, déjà, le dispute au propos comptable. Conscient de la démarche pionnière qui l’anime – alors même que la recherche des origines de l’Homme en Égypte accuse un retard de près d’un demi-siècle sur la Préhistoire européenne –, l’auteur souhaite faire de son ouvrage un manifeste fondateur. De ce point de vue, la préface du premier volume se révèle sans ambiguïté : l’auteur insiste sur les efforts qu’il a dû accomplir pour ouvrir un champ intellectuel nouveau, au contraire des savants qui l’ont précédé et qui ont négligé ces « mille observations de détail qui précèdent toujours les grandes découvertes ». Ce faisant, il se présente comme la figure emblématique et spontanée d’une discipline nouvelle dont l’irruption vient bouleverser en profondeur les savoirs du XIXe s.
Lorsque l’archéologue est nommé à la direction du Service des Antiquités d’Égypte en 1892, l’affirmation de la haute antiquité de l’Homme dans la vallée du Nil n’est pourtant pas un fait nouveau : dès 1869, Adrien Arcelin, François Lenormant et Ernest Hamy recueillent des outils en silex dans la vallée du Nil et soutiennent l’existence d’une Préhistoire égyptienne. Au cours des décennies suivantes, leur thèse semble confortée par les découvertes de Sir J. Lubbock (1872) ou du général Pitt Rivers (1882) en Haute-Égypte. La publication des artefacts mis au jour ne parvient toutefois pas à clore la polémique engagée avec les égyptologues autour de l’ancienneté de ces industries. Des historiens formés à l’Antiquité classique tels que François Chabas, Gustave Maspéro ou Richard Lepsius les attribuent à la période pharaonique, en dépit parfois de leur collecte dans des contextes stratifiés clairement d’âge quaternaire. Auguste Mariette adopte pour sa part une position plus nuancée et conclut en 1876 à l’impossibilité de parvenir à une position irrévocable. Donnant un coup d’arrêt provisoire à la controverse, il affirme que seule une fouille approfondie des terrains de la vallée du Nil par un géologue permettrait d’identifier avec certitude les témoignages d’un âge de pierre.
La méthode et son discours
Dès 1893, Morgan s’attèle à cette tâche avec ardeur. Il y consacre beaucoup de temps et d’énergie : au cours de ses fouilles et prospections, notamment en Haute-Égypte, il accumule les indices et enregistre toutes les informations qui peuvent lui sembler utiles, signalant chaque station de manière précise. Confrontant les informations géographiques et géologiques, il tente de déterminer les conditions de l’installation des hommes dans la région, mais aussi les modalités de conservation de leurs témoignages. En 1895, il semble parvenu à des conclusions définitives, à telle enseigne qu’il ne subsiste, pour lui, « plus aucun doute sur l’époque des instruments de pierre ». S’il ne fait pas de doute qu’il cherche à s’attribuer le beau rôle dans cette quête des origines, il feint avec malice l’étonnement deux ans plus tard, ne s’expliquant pas « comment […] cette découverte ne [s’est] pas produite beaucoup plus tôt ». Et d’accuser les égyptologues, presque exclusivement philologues, d’avoir oublié trop facilement « que leur rôle d’interprètes est souvent faussé par leur ignorance […] absolue des choses dont parlent les inscriptions qu’ils traduisent ».
Parallèlement à ses travaux sur le terrain, Morgan s’attache à établir un classement typologique des industries qu’il a mises au jour. Sa démarche se place résolument dans la perspective évolutionniste dégagée dès 1869 par Gabriel de Mortillet : près de trente ans plus tard, il étend ce cadre de réflexion à l’Égypte, confortant par là un système qui se voulait dès l’origine universel, outil chronologique et construction extrapolée autour de l’uniformité supposée du progrès industriel. Chez Morgan, le recours à cette nomenclature va de pair avec une pratique largement répandue dans la seconde moitié du XIXe s. : la collection. La classification industrielle lui donne une méthode de classement doublée d’une évidente portée didactique. Les assemblages qu’il compose réunissent des pièces illustrant toutes les époques de la Préhistoire égyptienne, de sorte à reconstituer l’ensemble du mouvement évolutif des productions humaines. Afin de construire et de diffuser largement ces connaissances, sa collection est sans cesse enrichie par des échanges avec d’autres savants visant à établir des séries de comparaison. Elles permettent tout à la fois d’étoffer sa documentation et de raffiner les inventaires préalablement élaborés. Bien au-delà de sa présence en Égypte, Morgan inscrit donc son travail dans la longue durée, sa volonté de former un corpus de référence trouvant son aboutissement dans le don de sa collection au musée des Antiquités nationales en 1910.