L’altiplano bolivien
La région du lac Titicaca, berceau de grandes civilisations andines, reste inégalement étudiée par les archéologues, en particulier sa rive nord, zone frontalière et longtemps marginalisée entre le Pérou et la Bolivie. Le projet ALTI-plano y mène des recherches pour révéler l’histoire méconnue de cet espace isolé et riche en patrimoine.
Le projet ALTI-plano a pour objectif l’élaboration d’une carte archéologique exhaustive de la rive nord du Lac Titicaca. L’équipe explore les quelques 40 000 hectares de la région bolivienne de Puerto Acosta, à plus de 4 000 m d’altitude, inventorie les vestiges, collecte et analyse le matériel. Depuis 2023, ce sont 453 sites, inédits, qui ont été enregistrés.
Comprendre et dater un territoire peu étudié
Le département de Puerto Acosta, situé le long des rives orientales du lac Titicaca, où se déroule la première campagne quadriennale du projet ALTI-plano (2023-2026), est aujourd’hui une région marginalisée et isolée, à la frontière avec le Pérou. Longtemps restée en dehors des grands projets archéologiques développés autour du lac depuis les années 1960, cette zone accueille pour la première fois un programme d’envergure, porté par une équipe internationale qui documente l’occupation humaine sur le temps long à travers un travail d’enregistrement exhaustif et systématique de l’ensemble des preuves de l’occupation humaine.
Pourvu d’un écosystème unique, à la rencontre des basses-terres (yungas) et des hautes-terres (puna), cette portion de l’Altiplano circum-Titicaca forme un carrefour naturel qui, au fil des millénaires, a vu se croiser certaines des plus importantes cultures préhispaniques. Mais malgré cette richesse culturelle, la compréhension de l’occupation du nord-est du Lac Titicaca reste superficielle, en raison du manque d’études menées. Les développements culturels des rives orientales, dont la région de Puerto Acosta, et l’établissement d’une séquence chronologique précise constituent aujourd’hui des enjeux scientifiques majeurs, au cœur d’une des régions andines pourtant les plus connues. Depuis 2023, les prospections menées sur près de 30 000 hectares ont permis de recenser 453 sites archéologiques, couvrant une période allant des premiers chasseurs-cueilleurs de l’Archaïque (il y a 11 000 ans) à l’époque républicaine (après 1825), apportant ainsi un éclairage inédit sur un territoire longtemps négligé par la recherche.
Puerto Acosta aux périodes Archaïque (9000-1500 av. J.-C.) et Formative (1500 av. J.-C.-400 apr. J.-C.)
La découverte de plusieurs ateliers de taille, révélée par une importante concentration de pointes de projectiles et d’éclats, suggère la présence de populations nomades de chasseurs-cueilleurs-collecteurs dès la période archaïque (9000-1500 av. J.-C.). Les prospections ont également mis en évidence, dans la région de Puerto Acosta, plusieurs abris sous roche ornés de peintures pariétales représentant des camélidés et des formes géométriques, dont l’interprétation demeure encore incertaine. Entre le deuxième et le premier millénaire av. J.-C., la région connaît une véritable transformation. La technologie lithique continue de se perfectionner, marquée par une réduction significative de la taille des pointes de projectiles et une plus grande finesse de façonnage, signe d’une maîtrise accrue de la taille de pierre. L’introduction de l’archerie est attestée par l’apparition de pointes de flèches, souvent en obsidienne, un matériau qui n’apparaît dans la région du lac Titicaca qu’à l’extrême fin de la période archaïque (vers 2000–1500 av. J.-C.). Les ateliers de taille d’obsidienne sont associés à de petits villages où apparaissent pour la première fois des vestiges d’architecture en pierre, indiquant un tournant majeur dans les modes de vie : sédentarisation progressive, néolithisation de la région, premières expérimentations agricoles et premières productions céramiques. C’est le début de l’époque formative (1500 av. J.-C.-400 apr. J.-C.).
À partir de 500 av. J.-C., les sites résidentiels gagnent en monumentalité, tandis que les espaces environnants sont aménagés en vastes complexes de terrasses agricoles. On observe alors les premières influences directes d’entités politiques et culturelles extérieures à la zone d’étude. La culture Pucara se distingue particulièrement par la présence de céramique décorée et de monolithes sculptés. Toutefois, la configuration précise de ces sites reste difficile à établir, car ils ont souvent été modifiés et réoccupés lors de périodes ultérieures. Ces premiers établissements monumentaux de la région connaissent une continuité d’occupation au moins jusqu’à l’arrivée tardive des Incas, et témoignent des changements majeurs qui accompagnent le déclin de Pucara sur l’Altiplano et l’émergence de la culture Tiwanaku vers 400.
Caractériser l’intégration de la zone aux entités Tiwanaku et Inca
L’un des objectifs majeurs du projet est de réévaluer les mécanismes d’annexion, de conquête ou encore d’influence qui caractérisent les deux périodes dites « d’Horizons », c’est-à-dire celles marquées par l’hégémonie d’une entité culturelle sur le bassin du lac Titicaca. Si le second horizon, dit « Récent », est bien connu, car correspondant à la conquête du bassin par les Incas (1430–1532), le premier, dit « Moyen » (400–1100), est plus complexe à appréhender dans la globalité de ses mécanismes. Cette période est marquée par l’émergence, l’hégémonie puis le déclin de la culture Tiwanaku. Si l’on considère, sur la base des données archéologiques, que l’ensemble du bassin du lac Titicaca était sous contrôle direct (annexion, conquête, etc.) ou indirect (influence, échanges, etc.) de Tiwanaku, l’absence de données issues des rives nord-est du lac nous contraignait jusqu’alors à ne formuler que des hypothèses.
Les premiers résultats issus des prospections menées entre 2023 et 2025, ainsi que les sondages réalisés sur le site PA_0145 (communauté de Jupi Grande), apportent de précieuses données attestant d’une présence Tiwanaku dans la région. Toutefois, il ne semble pas possible de parler d’un contrôle direct depuis le centre monumental éponyme, situé au sud du lac, mais plutôt d’une influence, comme l’indique la présence d’une céramique produite localement qui conserve ses caractéristiques technologiques et morphologiques tout en reproduisant l’iconographie Tiwanaku, ainsi que l’absence d’architecture cérémonielle et/ou funéraire typique de cette culture. Même si les vestiges restent limités, la présence Tiwanaku a pu être confirmée sur près d’une dizaine d’établissements situés à proximité immédiate des rives du lac et du fleuve Huaycho, parmi lesquels l’ensemble des sites antérieurs présentant une influence culturelle Pucara. Cette donnée suggère une continuité de l’occupation humaine, sans rupture majeure, entre le Formatif Récent (500 av. J.-C.-400) et l’Horizon Moyen (400-1100).
Fragmentation politique et reconstruction territoriale
L’effondrement, sans doute brutal, de la culture Tiwanaku à la fin de l’Horizon Moyen marque une rupture nette avec la continuité qui caractérisait les siècles précédents. Il entraîne des changements profonds dans l’organisation des populations ainsi que dans leurs habitudes résidentielles, funéraires et religieuses. Aux alentours de 1100, la région connaît une transformation majeure, probablement liée à l’arrivée de nouvelles populations sur l’Altiplano, les Aymaras, organisées en petites chefferies rivales. Les anciens villages sont abandonnés au profit de petits établissements fortifiés (pucaras) construits au sommet des montagnes. Les structures funéraires prennent désormais la forme de hautes tours en pierre (chullpas) et, plus largement, les données archéologiques indiquent que les quelques siècles de l’Intermédiaire Récent (1 100-1 430) correspondent à un pic démographique et à un maximum agricole sur l’Altiplano. La disparition de Tiwanaku, probablement due à d’importants changements climatiques aux Xe et XIe siècles apr. J.-C., conduit à une fragmentation territoriale, à une instabilité politique et à une intensification de la violence, visibles dans l’archéologie par la multiplication des sites défensifs dans la zone d’étude. Les sites de cette période sont de loin les plus nombreux du corpus et présentent une forte homogénéité, tant dans leurs caractéristiques architecturales que dans leur implantation. L’un des objectifs du projet est de comprendre les stratégies d’exploitation du territoire mises en œuvre par une population dense, dans ce contexte de stress et de conflits, mais aussi de caractériser les nouveaux habitants de la région.
De la conquête inca à la conquête espagnole
L’Horizon Récent, qui marque l’arrivée étatique des Incas dans la région du lac Titicaca vers 1430 de notre ère, est finalement peu visible dans la zone d’étude, ce qui contraste fortement avec les données textuelles des premiers Espagnols décrivant cette région. Les sources ethnohistoriques mentionnent en effet la présence, le long du fleuve Huaycho, d’un important tambo inca — complexe administratif impérial destiné notamment au stockage des denrées et à l’acheminement rapide des messagers à travers l’empire. Si nous n’avons pas pu localiser ce tambo au cours des trois premières années de terrain du projet, nous pensons qu’il est probablement recouvert par le village actuel de Puerto Acosta. Un autre élément majeur de la présence inca, indissociable du tambo, est le chemin de l’Inca, le Qhapaq Ñan. Les premiers chroniqueurs, confirmés ensuite par plusieurs projets archéologiques, rapportent que les Incas avaient aménagé deux routes principales lors de leur conquête de l’Altiplano : l’une longeant la rive occidentale du lac (Juliaca–Puno–Desaguadero), et l’autre longeant la rive orientale (Juliaca–Moho–Puerto Acosta–Pucarani). Aujourd’hui, il ne subsiste presque rien de cet axe dans la région de Puerto Acosta, car il fut recouvert par la route coloniale, aujourd’hui devenue la route départementale. Néanmoins, certaines sections préservées témoignent encore du raffinement et de la sophistication des voies incas. Hormis ces quelques éléments, la présence inca se manifeste de manière sporadique, notamment par la découverte de céramiques impériales sur certains sites de la région.
En réalité, le changement le plus radical se produit avec l’arrivée des Espagnols. En 1532, l’empire inca est défait par les hommes de Pizarro ; l’organisation andine est alors entièrement bouleversée, et se mettent en place de vastes haciendas chargées d’exploiter les terres et de gérer les populations et les ressources locales.
Plusieurs de ces haciendas, encore visibles dans la zone d’étude, témoignent des transformations sociales, religieuses, politiques et économiques profondes, brutales et irréversibles qui marquent la conquête espagnole. Ainsi, en 1532, s’achèvent les périodes préhispaniques et débute l’époque coloniale de la vice-royauté du Pérou.
Liens utiles
- Site internet de l’IFEA (UMIFRE 17 MEAE/ CNRS UAR 3337 AMERIQUE LATINE) / Projet ALTI-plano
- Article sur le projet dans le "Cahier des UMIFRE", du Ministère des Affaires Étrangères (MEAE)
- Page du projet sur le site internet d’Archaïos