Loron – Santa Marina
Au Ier s. apr. J.-C., de puissants aristocrates de Rome, puis les empereurs, investissent en Istrie, attirés par les fabuleux profits du commerce de l’huile. Les sites de Loron et Santa Marina, au nord de la ville de Poreč, ancienne colonie romaine, nous renseignent sur une des plus grandes propriétés antiques installées sur le littoral.
La propriété de Loron - Santa Marina occupe un petit promontoire en fond de baie, à une dizaine de kilomètres au nord de la colonie de Parentium (Poreč). Vers 10 apr. J.‑C., un riche aristocrate de Rome installe une villa à terrasse, tournée vers la baie de Santa Marina, sur le modèle des villas maritimes du Latium et de Campanie en Italie. En face de la résidence, le grand vivier de Kupanja rappelle que la villa tire une partie de ses ressources de l’exploitation des produits de la mer. À 400 m au sud, sur l’autre rive du promontoire, un grand complexe artisanal, appelé l’atelier de Loron, a pour principale fonction de produire en très grande quantité des amphores destinées au commerce lucratif de l’huile d’olive d’Istrie.
La villa de Santa Marina : une résidence maritime
Installée sur un terrain en pente et tournée vers la mer, la villa couvre une superficie d'au moins 5 000 m2, en grande partie couverte par la forêt. La villa possédait une façade maritime de plus de 100 m de long, aujourd’hui en grande partie submergée et dotée d’un petit port protégé par une jetée. Les bâtiments se développent en surplomb, sur deux terrasses. Il n’en reste aujourd’hui que les fondations, les bâtiments ayant été arasés durant l’Antiquité tardive. Mais dix années de fouilles et de prospection ont permis de connaître les grandes lignes du plan de la luxueuse habitation. À la partie résidentielle, organisée autour d’un jardin ou péristyle, s’adjoint une grande huilerie au sud, dotée de moulins et de deux pressoirs. Ces installations, courantes dans les villas d’Istrie, se singularisent ici par leurs dimensions. L’ensemble était surmonté d’une grande citerne.
L’atelier de Loron : une véritable usine
Plus de vingt ans de fouilles conduites par une équipe internationale française et italienne en collaboration avec le musée du territoire de Poreč / Zavičajni muzej Poreštine (1994-2017) ont révélé l’organisation particulièrement fonctionnelle de cette grande fabrique, qui n’a pour l’instant pas d’équivalent connu dans le monde romain. Un petit module occidental correspondait à un quartier résidentiel, doté de petits thermes et de latrines. Il servait à accueillir les potiers et le personnel travaillant dans l’atelier. Le module oriental est réservé à l’unité de production. Il s’étend sur deux terrasses et couvre plus de 7 000 m2. La terrasse inférieure accueille des espaces de stockage, tournés vers la mer. Trois séries d’édifices occupent la terrasse supérieure, autour d’une vaste cour dotée d’un réservoir d’eau. Ces bâtiments forment le cœur de l’atelier et abritent quatre grands fours à amphores installés en batterie, dont un exemple particulièrement bien conservé permet d’estimer à plus de 1 000 amphores le volume d’une seule cuisson. Les fours sont encadrés par de grands préaux de séchage qui servaient à stocker les amphores avant et après la cuisson. D’autres petits fours, situés dans l’édifice oriental et au sud de la cour, étaient dédiés aux autres productions de l’atelier (vaisselle de table, lampes à huile, amphores à vin ou matériaux de construction).
Le commerce de l’huile d’Istrie : de fabuleux profits
À l’entrée de l’atelier, un bas-relief ithyphallique accueillait le visiteur et symbolisait l’espérance de prospérité que les propriétaires et les potiers pouvaient attendre du commerce de l’huile d’Istrie, que certains auteurs anciens, comme Pline, classent parmi les meilleures, après celle d’Italie.
C’est d’ailleurs cette précieuse ressource qui a incité colons, grands propriétaires, et jusqu’aux empereurs à investir en Istrie et à miser sur la production d’huile d’olive, qu’ils exportent avec grand profit vers des marchés très attractifs en Italie du nord et dans les camps militaires du Danube. Loron devient ainsi l’un des plus grands ateliers d’amphores du nord de l’Adriatique. Durant trois siècles, il produit en masse des amphores bien identifiables, qui sont destinées à contenir l’huile exportée vers les marchés d’Italie du Nord et du limes danubien.
Les timbres sur amphores racontent l’histoire de la villa
Le nom du premier propriétaire de la villa nous est parvenu grâce aux inscriptions imprimées sur les amphores produites dans l’atelier de Loron, qu’on appelle des timbres. SISENNA apparaît ainsi sur les premières séries d’amphores de Loron, désignant le sénateur Titus Statilius Taurus Sisenna, fils d’un des plus proches amis de l’empereur Auguste renommé pour ses talents militaires, mais aussi pour ses grandes propriétés et la construction à Rome d’édifices fastueux. T. Statitulius Taurus Sisenna est lui-même consul en 16 apr. J.-C.
Les timbres mentionnent ensuite d’autres personnages de premier rang, dont au moins une puissante sénatrice, Calvia Crispinilla, puis les empereurs, dès la fin du Ier s. apr. J.-C. Après le règne de l’empereur Hadrien (117-138 apr. J.-C.), les amphores ne sont plus timbrées et l’on perd l’histoire de la propriété impériale. On observe toutefois que la production d’amphores ne s’interrompt qu’un siècle plus tard, à la fin du IIIe s. apr. J.-C.
Aux IVe et Ve siècles, l’abandon et le démantèlement des sites de Loron et Santa Marina s’inscrit dans une recomposition du paysage rural à l’Antiquité tardive, qui favorise d’autres habitats, comme la villa de Červar, juste en face de Loron, qui restera ensuite une escale portuaire durant tout le Moyen Âge. Aujourd’hui la superficie du promontoire est occupée par la forêt et par des champs d’oliviers. Les sites archéologiques sont classés en zone protégée, assurant ainsi leur conservation.
La mission ISTRIE : de multiples disciplines au service de l’étude de la présence romaine en Istrie
L’étude des sites de Loron et Santa Marina, portée par la mission ISTRIE du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, est le fruit d’une longue collaboration entre le musée du territoire de Poreč et des institutions françaises telles que le Centre Camille Jullian de l’Université d’Aix-en-Provence, l’Institut Ausonius de l’Université de Bordeaux Montaigne, le CNRS et l’École française de Rome. Elle rassemble aujourd’hui une trentaine de spécialistes, chercheurs et jeunes chercheurs, croates, français et italiens, autour d’études aussi variées que l’archéologie de la construction, l’histoire des techniques, l’archéologie maritime, l’épigraphie, l’étude des productions céramiques et d’autres catégories de mobilier, mais aussi les disciplines environnementales (géomorphologie, anthracologie, carpologie, palynologie, archéozoologie) ou encore la détection des structures enfouies, via la géophysique ou la télédétection, en particulier le LiDAR.
La mission ISTRIE a été lauréate du label Archéologie de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 2020-2021 et du deuxième Prix Clio pour l’archéologie francophone à l’étranger en 2024. Elle participe régulièrement à des expositions, la plus récente étant les Cinquante ans d’archéologie franco-croate au Musée archéologique de Zagreb en 2021.