Tell Yanouh-Mghaïra
Dominant les gorges de la haute vallée du Nahr Ibrahim, le fleuve Adonis de l’Antiquité, le Tell el-Kharayeb (les ruines en arabe) de Yanouh-Mghaïra est un habitat groupé de l’arrière-pays de Byblos (actuel Jbayl), quasi inconnu jusqu'en 2002. Les fouilles récentes ont levé le voile sur plus de 5 000 ans d’histoire de la montagne libanaise, depuis au moins l'âge du Bronze Ancien jusqu'à l'époque ottomane.
Le Tell el-Kharayeb possède de multiples qualités pour l'archéologue, ce qui en fait un lieu unique pour connaître l'évolution des sociétés et des territoires des trois derniers millénaires avant J.-C. au Levant central : sa localisation dans la montagne, des niveaux stratifiés épais de plusieurs mètres, un habitat groupé permanent et une longue durée de son occupation.
Un site majeur dans un territoire encore méconnu du Liban
El-Kharayeb, lieu-dit transmis par la tradition orale locale sans que ce toponyme ne figure sur aucune carte ni plan, est situé dans l’arrière-pays de la cité de Byblos, qui est elle-même sur la Liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO. Ce site archéologique de montagne n’est pas documenté par les sources écrites, sa présence étant tout juste évoquée à la fin du XIXe siècle par Ernest Renan dans sa Mission de Phénicie qui le qualifie de « petit monticule de ruines », au sud du sanctuaire gréco-romain de Yanouh-Mghaïra.
Jusqu’à la fin du XXe siècle, la montagne libanaise de l’Antiquité est décrite comme un espace sauvage, inhabité, seulement fréquenté par des brigands et des bûcherons venant couper les emblématiques cèdres du Liban pour la construction des bâtiments (temples, palais égyptiens et mésopotamiens) et des bateaux naviguant en Méditerranée orientale.
L’intérêt scientifique du site de Yanouh-Mghaïra pour la recherche archéologique a été révélé par une équipe pluridisciplinaire qui a renouvelé totalement les connaissances, en montrant que les reliefs au-dessus de 1000 m sont habités durablement et leurs terroirs cultivés en terrasses depuis au moins 5 000 ans. Le tell est implanté dans un territoire imposé par le relief, le climat, la qualité des sols et la présence de sources pérennes, mettant ainsi en évidence une fixation précoce de l'habitat aggloméré et une construction des paysages agricoles, peu connues par rapport aux célèbres urbanismes des cités contemporaines de la plaine littorale.
Un habitat de montagne au début du IIIe millénaire
Depuis 2014, les fouilles archéologiques explorent le plus ancien habitat de la montagne libanaise connu à ce jour, un gros village d’une superficie maximale estimée à 6 hectares, daté de l’aube du IIIe millénaire avant J.-C. Des résultats exceptionnels ont été obtenus sur cette période qui est très peu documentée au Liban. Le Tell el-Kharayeb était alors habité par une population sédentaire et organisée. Elle pratiquait l’agriculture en terrasses, élevait du bétail, fabriquait son outillage agricole et des potiers locaux produisaient une vaisselle céramique standardisée. La mise au jour d’une grande salle à 4 rangées de piliers, d'une superficie de 34 m2, où étaient stockées des denrées destinées à la redistribution ou au commerce, au sein d’un bâtiment à plusieurs pièces, constitue une découverte inédite au Liban pour la caractérisation de l’habitat de montagne à cette époque au Proche-Orient. Un autre site contemporain, Tadmor, malheureusement très détruit récemment, occupe un éperon rocheux dominant l'alvéole où est situé le tell.
Le territoire du tell n’était ni marginal, ni replié sur lui-même. Il était parfaitement intégré aux réseaux des échanges avec les régions voisines et à plus longue distance, avec le Levant Sud et l’Égypte notamment. Le site est comparable à ceux de la côte syro-libanaise de l’âge du Bronze Ancien par son architecture ainsi que par ses modes de production alimentaire et artisanale, tout en présentant des particularités architecturales, comme des techniques associant étroitement le bois de conifères et la terre crue (pan de bois, adobe et torchis).
La très longue histoire des terroirs cultivés en terrasses
Pour comprendre l’histoire du peuplement de la montagne, les recherches archéologiques sont conduites depuis 2001 conjointement sur le paysage autour de l’habitat et de sa nécropole. Les fouilles menées dans les champs en terrasses ont permis d’identifier plusieurs phases de mises en culture : au début du IIIe millénaire av. J.-C (âge du Bronze Ancien), au Ier millénaire av. J.-C. (âge du Fer) et dans la première moitié du Ier millénaire (époque romaine/protobyzantine), ainsi qu’au moins deux phases de réaménagement du parcellaire à l’époque médiévale, la plus ancienne datant de l’époque abbasside-croisée (XIe-XIIIe s.) et la plus récente étant médiévale tardive (mamelouke).
Les nombreuses graines et noyaux qui ont été retrouvés carbonisés dans l’habitat témoignent de la richesse documentaire du site archéologique. L’orge, le blé, les légumineuses, la vigne et l’olivier y étaient cultivés dès le début du IIIe millénaire av. J.-C. et certains champs de céréales étaient irrigués.
Un sanctuaire attractif dans l’Antiquité
Le site de Yanouh-Mghaïra est connu pour son sanctuaire gréco-romain placé sur un itinéraire antique qui suit la vallée du fleuve Adonis jusqu’à sa source. Là se trouve le sanctuaire d’Afqa, célèbre centre de pèlerinage dans l’Antiquité, où les pèlerins se rendaient depuis la ville de Byblos. La plus ancienne inscription araméenne du Liban, aujourd’hui perdue, a été trouvée dans les années 1960 à l’emplacement du sanctuaire de Yanouh-Mghaïra. Elle mentionne la construction d’un temple. Les vestiges du grand temple et de son péribole sont encore visibles, ainsi que ceux d’une basilique à trois nefs datée de la fin du Ve siècle. Il s’agit du plus ancien monument religieux chrétien de la montagne libanaise.
Une société ouverte sur le monde méditerranéen
L’habitat de l’époque romaine et byzantine jouxte le sanctuaire. Mais le site est occupé sans discontinuité majeure depuis le IIIe millénaire av. J.-C. À l’époque gréco-romaine, la population de la montagne est identifiée aux Ituréens dont les portraits seraient représentés sur une colonne funéraire datée vers 120-160 ap. J.-C. Elle a été découverte dans les années 1940 dans le village voisin de Qartaba et est conservée au Musée national de Beyrouth, mais elle est contemporaine du sanctuaire de Yanouh-Mghaïra. Deux couples, dont un prêtre, y sont figurés mêlant des modes vestimentaires gréco-romaines et orientales. Les quatre noms inscrits en grec sont d’influence latine et sémitique, dont un serait proprement d’origine ituréenne.
Un village, son cimetière et ses lieux de culte au Moyen Âge
Au début du Moyen Âge, Yanouh est le siège du Patriarche des Chrétiens Maronites. Deux bulles papales d’Innocent III puis d’Alexandre IV attestent de sa présence, au XIIIe siècle. Ces manuscrits sont conservés aux Archives du palais patriarcal de Bkerké au Liban. Les fouilles archéologiques conduites depuis 2014 sur le Tell el-Kharayeb ont permis de découvrir une nécropole médiévale, associée à plusieurs chapelles, qui a reçu des défunts dès le XIe siècle et jusqu’au XIVe siècle, aux abords sud du village densément bâti.
Une équipe pluridisciplinaire
La Mission archéologique Nahr Ibrahim conduit des fouilles archéologiques sur le Tell de Yanouh-Mghaïra depuis 2014, sous la direction de Romana Harfouche (ArScAn, Paris-Nanterre) avec l’appui de la Direction Générale des Antiquités du Liban. Elle est soutenue par le Ministère de l'Europe et des Affaires Étrangères, sur l'avis de la Commission consultative des recherches archéologiques à l'étranger, par l'Institut Français du Proche-Orient (IFPO) et par le CNRS (UMR 4071-ArScAn, équipe APOHR). Elle bénéficie également d'un mécénat privé libanais, notamment en la personne du propriétaire des terrains qui a rendu accessible, gracieusement, l’espace des fouilles archéologiques, en stoppant la destruction irrémédiable du site par des terrassements préalables à la plantation de pommiers.
Cette étude associe la recherche archéologique et historique avec les sciences de l’environnement, principalement les géosciences. Elle a été en partie engagée en 2001 et, plus récemment, dans le cadre d’un projet franco-libanais CEDRE (dir. R. Harfouche pour l’équipe française).
Les chercheurs, enseignants-chercheurs et ingénieurs (14 personnes au total) impliqués dans ce projet sont rattachés au CNRS français, à l’Université de Paris Panthéon-Sorbonne, à l'Université Libanaise (UL), à la Direction Générale des Antiquités libanaise (DGA), à la Lebanese International University (LIU) et au Centre de Télédétection satellitaire du CNRS libanais. Ce sont principalement des archéologues, associés à d'autres compétences disciplinaires : sources écrites, analyses des céramiques et du matériel lithique, pédologie, géomorphologie, archéozoologie, analyse des phytolithes, carpologie, anthracologie, géomatique et datations radiochronologiques.
En savoir plus : archeorient.hypotheses.org/10437