Le pastoralisme dans la Région du Kurdistan irakien

La Région du Kurdistan irakien est située dans l'ancienne région du croissant fertile, lieu qui a vu naître la domestication des ovins et des caprins il y a environ dix mille ans. Un pastoralisme nomade y a prospéré à partir du second millénaire après J.-C. jusqu'au milieu du XXe siècle, et s'est transformé depuis en semi-nomadisme.

L'histoire politique de la région tend à faire oublier que le Kurdistan irakien est aussi un territoire pastoral et rural. Il existe peu d'études anthropologiques récentes sur la ruralité kurde et encore moins sur l'élevage mobile dans cette région. 

Pourtant, la Région du Kurdistan irakien est située dans l'ancienne région du croissant fertile, lieu qui a vu naître la domestication des ovins et des caprins il y a environ dix mille ans. Un pastoralisme nomade y a prospéré à partir du XIe siècle avec les invasions seldjoukides puis turco-mongoles, jusqu'au milieu du XXe siècle, et s'est transformé depuis en semi-nomadisme. Cette situation offre un continuum remarquable, et un sujet d’étude indéniable. Ces pratiques ont subi de nombreuses mutations depuis le début du XXe siècle en raison des bouleversements géopolitiques et économiques, techniques et sociaux, souvent dramatiques, que la région a traversés et traverse encore.

Un pastoralisme nomade ?

Le pastoralisme est un élevage extensif (vs élevage intensif) qui utilise des parcours (des prairies, des pâturages, des terres incultes) sur lesquels les troupeaux et les éleveurs se déplacent de manière saisonnière, en fonction de la disponibilité de l’herbe. 

Les déplacements se font soit avec les bergers uniquement, soit avec une grande partie de la famille. Ces familles d'éleveurs résident toute l’année sous des abris adaptés à leur mobilité (nomadisme), ou seulement une partie de l’année (semi-nomadisme). 

Dans la Région du Kurdistan irakien, les groupes semi-nomades vivent durant quatre à huit mois sous des tentes à structures traditionnelles ou modernes. L’hiver, ils résident dans des villages permanents en dur, de factures diverses en fonction de l’accès à la propriété et de la richesse des familles.

Pastoralisme nomade de montagne

Les éleveurs semi-nomades de la Région du Kurdistan irakien pratiquent une mobilité saisonnière qui peut être horizontale (parcours annuel sur des prairies et des champs en plaine ou sur les piémonts), ou verticale (avec une montée sur les hauts pâturages des massifs frontaliers). Cette mobilité peut être elliptique (parcours saisonnier avec plusieurs étapes intermédiaires de stabulation) et/ou pendulaire (aller-retour entre les pâturages d’hiver et d’été). Les amplitudes de déplacement ne dépassent guère une centaine de kilomètres à vol d’oiseau. Ils concernent des groupes réunis autour de l’entreprise familiale d’élevage dont la main-d’œuvre est constituée par la famille nucléaire et/ou la famille étendue. 

Sur la route

Kak Abdwla (Monsieur Abdwla) est un éleveur semi-nomade kurde. Son groupe pratique un déplacement saisonnier vertical à quatre étapes. Sa famille élargie (binamâl) réside en hiver dans un village de la plaine collinaire de Koya, dans le massif de Dedawan (500 mètres d’altitude). Au printemps, après le newroz (le jour de l’an kurde), les familles se déplacent avec leur troupeau vers la vallée de Bana Bawi (800m d’altitude) au-dessus du village Degala. Début mai, le groupe part pour les pâturages d’été (Köstan) de la vallée de Sakran dans le district de Choman à 2000 mètres d'altitude. Début septembre, les bêtes et les hommes redescendent dans le district de Koya pour utiliser les prairies et les champs des villages de la région. Enfin, au début de l’hiver, les troupeaux retournent dans leur résidence d’hiver. Parfois, en raison des tensions sur les zones frontalières, ou des périodes de sécheresse, les éleveurs ne peuvent pas accéder au Köstan et sont obligés de rester dans la plaine toute l’année. Ils doivent alors affronter les grosses chaleurs et adapter leur élevage.

Le déplacement vers les prairies de printemps se déroule en une journée. Le troupeau se déplace avec trois bergers pour rejoindre le campement qui est déjà installé. Les animaux et la famille resteront sur ce pâturage pendant 40 jours. Le deuxième mouvement ascendant est plus long et plus complexe. Il se déroule généralement en une semaine. Pour le déplacement de printemps, chaque troupeau peut prendre sa propre route. Mais pour le départ vers les estives, c’est la barbe blanche (rishsipi), le dignitaire et représentant de la binamâl qui décide. Il propose et consulte les autres chefs de famille pour coordonner les déplacements.

Durant le déplacement des troupeaux vers les estives, les éleveurs semi-nomades d’un même groupe lignager (binamâl) voyagent parfois en convoi quand leur campement d’été rassemble l’ensemble du groupe. Le convoi est alors doublement séparé. Il y a d’abord une séparation au sein de la binamâl. Par exemple, chez la famille Abdwla, les huit troupeaux du groupe sont partagés en trois convois qui voyagent séparément avec un ou deux jours d’écart. Puis, dans chacun des trois convois, chaque troupeau familial est séparé des autres en fonction de la difficulté du parcours. Dans les zones de plaines, les troupeaux peuvent se déplacer à quelque centaine de mètres de distance. Dans la vallée étroite et montagneuse de Serkapkan, les troupeaux sont éloignés d’une heure de marche environ, et ne se rejoignent qu’une fois arrivés au col d’Asterokan. Chacun gère ainsi son propre troupeau familial en suivant le même itinéraire à quelques mètres, quelques heures ou à un jour de distance. Parfois les troupeaux dorment à côté, parfois non. Pour les lieux où les troupeaux restent la nuit et le jour, les villageois ne demandent rien. Mais chaque année, les éleveurs doivent changer. Des fois, le lieu d’étape nocturne devient le lieu d’étape diurne.

Les troupeaux démarrent le matin entre 4h et 5h30, en fonction de la longueur des étapes, mais aussi des portions de routes goudronnées qu’ils auront à traverser. On part plus tôt pour éviter le trafic, comme dans la vallée de Serkapkan par exemple. Le petit-déjeuner peut être pris au départ sur le lieu du bivouac, ou bien lors d’un premier court arrêt vers 6h du matin, en fonction de la place et de l'avancée de chaque troupeau dans le convoi. Il peut s’agir par exemple de reposer le troupeau à côté d’un abreuvoir avant d’aborder la longue route bitumée et son trafic. Après la pause de la traite (à 8h00), le troupeau repart entre 12h et 13h et continue de se déplacer jusqu'à 17h-18h. Le bivouac est alors installé. En fait, il n'y a pas un planning type. Le rythme des journées tourne autour des pauses de la traite et du bivouac et diffère selon la longueur du parcours à faire dans la journée, des zones de trafic et de routes bitumées, des points d’eau et des zones d’ombre.

La pause de la traite en début de matinée constitue l’arrêt le plus important durant les journées de transhumance. C'est parfois le point de jonction avec la voiture de ravitaillement, et il y a régulièrement des invités : généralement des proches de la famille installées en ville qui profitent du voyage pour venir pique-niquer avec les cousins et les cousines. Un agneau ou une chèvre est tué ou vendu à cette occasion. Cet arrêt se fait toujours à proximité d'une source ou d'une rivière, avec des points d’ombre, mais aussi avec un accès à la route. C’est important pour les bergers pour qu’ils puissent se reposer, mais aussi pour la traite. Le reste de la famille arrive en voiture, et il faut la présence des femmes pour faire la traite, mais aussi tenir la tête des brebis, et garder le troupeau. Durant de cet arrêt, le troupeau est donc géré collectivement par plusieurs membres de la famille et n'est plus à la seule charge des bergers.

Si le passage dans les bassins de désinfection rassemble les convois avant de partir ou de rejoindre les estives, l'autre moment de rassemblement des familles peut être lors de la dernière étape. Quand le lieu du campement d’été n’est pas accessible en voiture, il faut alors décharger les véhicules qui ont amené le matériel pour le campement, et charger les ânes et les chevaux pour transporter celui-ci. Le transport est géré individuellement par les membres de chaque famille, chacun à son rythme et avec ses bêtes.

La tente noire (reshmal)

La tente traditionnelle des nomades kurdes est la tente noire. Ce type de tente est aussi utilisé par les éleveurs nomades de Mongolie, les Yörük et les Turkmènes de Turquie, par les Lors ou les Bakhtiari d’Iran ou par ceux du Sahara. Néanmoins, la tente noire des Kurdes se différencie par différents points. Premièrement, il existe plusieurs mâts intérieurs de la même hauteur, qui sont maintenus au sol par la tension de la toile qui repose sur eux. Deuxièmement, le sommet des mâts sort de la toile car il n’y a pas de barre de faîte dans laquelle il s’encastre. Ces caractéristiques donnent ainsi une silhouette singulière et reconnaissable à la tente noire des éleveurs kurdes. À ces différences externes s’ajoutent des différences internes aux groupes kurdes. Par exemple, les tentes noires des nomades kurdes de Turquie, bien qu'elles conservent les caractéristiques communes, ne sont pas les mêmes que celles des nomades kurdes irakiens. En Anatolie, les mâts intérieurs des tentes s’alignent en plusieurs rangées (contre une seule dans le Région du Kurdistan irakien). La toile n’est pas rehaussée par des poteaux d’angles fourchus et les parois extérieures de l’abri sont moins hautes et moins décorées que celles observées en Irak.

La fabrication de la toile de tente est une activité féminine qui permet également des formes d’expression singulières. Celles-ci allient recherches esthétiques et raisons pratiques. Par exemple, les tresses qui tombent à l'extrémité des bandes de poils de chèvres peuvent varier de formes et de longueurs. Les coutures qui relient les bandes entre elles peuvent offrir également la possibilité d’ajouter de la beauté et de la praticité à la toile. Chez les éleveurs du nord de la plaine de Peshdar, la toile se singularise par une caractéristique propre : le sommet des mâts centraux est généralement orné d’un pompon de fils de poils de chèvres, ce qui constitue véritablement une signature identitaire géographique dans la Région du Kurdistan irakien.

Les bandes en poils de chèvres tendent à être remplacées aujourd’hui par des tissus d’origines urbaines et industrielles. La fabrication de la toile, comme celle des tapis, a été pratiquement abandonnée par les femmes nomades durant les années noires du régime de Saddam Hussein. Chez les éleveurs de la région de Koya, la toile est constituée aujourd’hui majoritairement de larges pièces de coton blanc, doublées à l’intérieur par des pièces de nylon, cousues les unes aux autres. Pour ces éleveurs, la toile noire est désormais trop vieille et moins solide. Elle laisse passer la pluie, et perd ses poils. En plus, la toile en poils de chèvre est très lourde à transporter. Le velum a donc été cédé à d'autres éleveurs, ou bien brûlé. Les nouveaux matériaux offrent beaucoup plus d’avantage, même s’ils ne permettent pas l'évacuation de la fumée. 

Les claies ornementales (çîx)

De l’Asie centrale au Maroc, des nattes faites en tiges végétales nouées entrent traditionnellement dans la composition des habitations nomades. Ces nattes sont utilisées comme paroi de protection contre le vent, la poussière, les animaux, les regards extérieurs, et séparent des espaces sous la tente. Parfois, elles sont entièrement décorées de motifs géométriques provenant du lexique symbolique de la culture nomade. La beauté esthétique de certaines pièces a favorisé leur entrée dans les musées à travers le monde, au Kirghizstan, en Azerbaïdjan, mais aussi en Iran et aux Etats-unis. En effet, à l’instar des tapis, l’objet fascine par l’amplitude géographique de sa diffusion et sa technique de fabrication qui fait remonter son origine à plusieurs millénaires. Il est enfin une forme d’expression artistique typiquement nomade et féminine. Au Kurdistan irakien, ces objets sont appelés çîx, et sont fabriqués à partir de roseaux préalablement récoltés et découpés. Contrairement aux tapis qui ne sont plus réalisés par les femmes nomades, les çîx font encore partie de l’artisanat quotidien des éleveuses de la Région du Kurdistan irakien.

L’outil utilisé pour fabriquer les çîx s’apparente à un métier à tisser vertical à poids de chaîne dont l’origine remonterait au IVe millénaire av. J.-C. en Mésopotamie. Ce métier n’est pas vraiment un outil, mais plutôt une installation rudimentaire qui est recréée pour l’occasion. Il consiste en une poutre droite cylindrique reposant sur deux supports verticaux, généralement deux arbres ou deux piliers en bois plantés dans le sol, et sur lesquels les femmes tressent des tiges de roseau avec des fils maintenus en tension par le poids des pierres. Au Kurdistan irakien, la poutre peut être fixée sur deux barils et maintenue avec des blocs de parpaing. Barils et parpaings nous parlent de la région autonome : de sa dépendance aux hydrocarbures, de sa reconstruction et de son urbanisation après de longues années de conflit, et où le parpaing est roi. Enfin, ils nous renseignent sur la sédentarisation hivernale des éleveurs, la fabrication des claies se faisant essentiellement durant la saison froide, et mobilisant plusieurs femmes de la même famille, ou de la même lignée (binamâl), résidant dans le voisinage immédiat de la famille, selon les principes de virilocalité et de la réalisation communes par la lignée de certaines tâches qui incombent à chaque famille nucléaire.

Les fils utilisés pour le tressage étaient avant en laine ou en poils de chèvre. Ils sont confectionnés aujourd’hui en grande majorité avec des tissus achetés au bazar. Ces tissus sont plus élastiques, supportent mieux la tension du tissage et proposent une plus grande diversité de couleurs. Les femmes rendent les cordelettes plus résistantes en les torsadant au fuseau, ou en les doublant avec un fil du même tissu ou d’un tissu différent. Il y a deux types de fils : le fils droit et le fil oblique (appelés rastika et xwarika dans la région de Rania). Lors du tressage, la tisserande doit éviter d’écraser les tiges et permettre de rendre le çîx souple et malléable. Pour cela, les entrelacs peuvent être effectués toutes les deux tiges, de manière alternée. Par exemple, si le passage des fils droits (rastika) est accompli toutes les deux tiges, alors l'entrelacs des fils obliques (xwarika) se fera sur chaque tige. De même, si les tiges de roseau sont numérotées séquentiellement, les tiges 3-4, 5-6, 7-8, etc. sont liées entre elles par les fils impairs, et les tiges 2-3, 4-5, 6-7, etc. sont liées entre elles par les fils pairs. 

La répétition des motifs en losanges était une caractéristique des tapis kurdes. La monotonie est évitée par l’usage de couleurs vives, par leur combinaison, et par les différents niveaux de grandeur du losange. De fait, sur un çîx décoré aucun losange ne se ressemble. Le terme gul (fleur) employé par les femmes rencontrées pour décrire ces motifs fait bien sur écho à la symbolique du jardin d’agrément dans le monde arabo-musulman en général, et la Perse précoranique en particulier. Chez les voisins turkmènes, le losange renvoie de manière plus intime à la symbolique du sexe féminin. Dans ce sens, l’alignement des losanges sur un çîx décoré offrirait la vision subtile de lignées matrilinéaires dans un monde pourtant orchestré par la germanité agnatique. Quoi qu’il en soit, ces objets décorés proposent à l'intérieur de la tente dans l'espace d'hospitalité, lieu où sont servis le thé et les repas, une expérience sensorielle indéniable pour l’invité. Le çîx accueille également la famille au quotidien, et dans ce registre, il exprime les capacités esthétiques de la femme nomade à entretenir et renforcer les liens familiaux dans son foyer. Comme paroi enfin, il cloisonne l’espace, et sépare ce qui doit être montré (l’harmonie des interactions sociales - l’hospitalité, l’échange réciproque de travail entre les familles de la lignée) de ce qui doit être caché (l’intimité des individus). Dans ce double mouvement d’ouverture et de fermeture, la claie ornementale intérieure participe à l’entretien des frontières internes et externes du groupe.

L’économie du bazar

Parallèlement aux mobilités saisonnières des éleveurs, il y a les mobilités en lien avec le commerce des moutons. Étudier les marchés aux bestiaux et leurs réseaux, c’est étudier les tendances en termes de flux ou de saisonnalités, qualifiées de normales ou anormales, et faire de ces lieux des outils d'alerte précoce de crise, notamment lors des épisodes de sécheresse ou de zoonoses. Les éleveurs semi-nomades de la région autonome vendent principalement leur production aux marchés gouvernementaux d’Erbil, de Souleymanieh, ou encore de Kirkouk, grâce notamment à des intermédiaires : les calabçî (grossistes d’animaux vivants). Ces derniers rassemblent les bêtes choisies dans des villages, chez des éleveurs, ou sur les marchés de districts, afin de constituer un troupeau qui sera vendu sur les marchés internationaux de la RKI. Ces acteurs travaillent pour leur compte ou pour des négociants en bétail, les canbaz qui apportent le capital. Les marchés locaux des districts ne sont fréquentés par les éleveurs semi-nomades que pour vendre les bêtes les plus âgées, blessés, ou bien malades, ou pour s'échanger des béliers entre eux. Ils viennent également y acheter des bêtes ‘originales’ d’origine diverses, des caprins provenant de Syrie, de la péninsule arabique ou d’Asie centrale ou du sud. Ces animaux sont bon marché, et utilisés pour faire des croisements et ‘embellir’ le troupeau.

Les marchés de Simel, d’Erbil, et Souleymaniyeh sont la colonne vertébrale du commerce de viande ovine régional et international de la Région du Kurdistan irakien. Ils s’inscrivent entièrement dans l'économie de bazar. Les anthropologues et les géographes décrivent sous ce terme une économie populaire mondialisée qui se développe parallèlement au commerce encadré par les États et les organisations internationales. Les trois marchés servent ainsi de lieux d’étape et de vente pour la filière import-export d’ovins provenant des frontières syrienne, turque et iranienne essentiellement, consommées dans la région du Kurdistan irakien, ou à destination des marchés de Kirkouk, du sud de l'Irak et de la péninsule arabique. Ils sont aussi des lieux de rassemblement de la production régionale destinée aux trois abattoirs gouvernementaux. On y croise des hommes engagés dans des mobilités nationales et transnationales multiples, mais aussi dans des nombreux petits emplois qui assurent des revenus complémentaires importants à un grand nombre de Kurdes. 

Les acteurs des marchés occupent souvent plusieurs fonctions simultanément. Cela correspond à une stratégie d’augmentation des possibilités de revenus, mais aussi à une intense recherche d’information. Ainsi, la quasi-totalité des acteurs sont à la fois vendeurs, acheteurs ou courtier. Plus que la recherche de la concurrence, il s’agit de déterminer le juste prix et surmonter la suspicion de l'anonymat, et in fine maintenir une image d’harmonie et de sociabilité au sein du marché pour que la confiance puisse s’instaurer. Ainsi, des éleveurs semi-nomades peuvent également travailler comme dellal, et les dabestan devenir des qasab. Le dellal (le courtier) intervient entre les vendeurs et les acheteurs (particuliers, qasab, ou entrepreneurs). C’est la figure emblématique des marchés aux bestiaux du Moyen-Orient et du Sahel. Il apparaît comme un intermédiaire commercial et un médiateur social, un intercesseur entre deux parties, et un laudateur de l'animal. Les dabastan quant à eux achètent à leur compte des agneaux sevrés et les engraissent dans leurs fermes d’embouche durant trois à six mois avant de les revendre.

Si la plupart des ovins destinés au marché kurde passent par les abattoirs gouvernementaux du Gouvernement Régional du Kurdistan, environ 30% des bêtes seraient tuées par la filière cérémonielle. Cette filière concerne la découpe et la vente devant et pour les particuliers, effectuées par des qasab. Ceux-ci sont des abatteurs professionnels proposant leurs services moyennant rétribution dans les abattoirs, sur les marchés gouvernementaux ou régionaux, mais également sur le bord des routes. Dans ces derniers lieux, l’étape traditionnelle du gonflage de la peau avec la bouche pour que celle-ci se détache de la chair, est effectuée avec une pompe qui accompagne tous les qasab. La filière cérémonielle est considérée comme problématique pour les autorités en raison de l’absence des conditions sanitaires réglementées. Mais les qasab profitent de la hausse de la demande en viande, des coûts d'exploitation peu élevés de ce type d’activité, mais aussi des effets de l’urbanisation sur la population. En effet, selon les percepts coraniques, le père de famille qui a choisi la bête doit assister à la mort de l’animal (à défaut de le tuer soi-même). Cependant, beaucoup de familles citadines ne sont plus habituées à l’acte de mise à mort de l’animal, et préfèrent faire abattre l’animal par un tiers.

Outre les fonctions en lien avec la vente des agneaux, les marchés regroupent aussi de multiples petites échoppes périphériques, comme les tchaixane où viennent se désaltérer et discuter éleveurs, dellal, dabestan, et qasab, mais aussi les chauffeurs des bétaillères (Sayiq). Les Sayiq travaillent en équipe avec un berger (shwan) qui a pour rôle de rester avec les bêtes dans le camion durant le trajet. Sur la route, il doit faire attention aux mouvements des bêtes dans la bétaillère afin d’éviter les pertes. Il y a aussi les vendeurs de sel provenant d’Iran, et ceux qui vendent des ustensiles d'élevage et de boucheries. Sur le marché de Hajiawa, nous croisons un vendeur de gopâl, un bâton de berger qui fait l’objet d’une fabrication artisanale et d’une commercialisation. L’autre bâton utilisé par les bergers, le goçân, est plus long et peut se coincer sous les aisselles d’un homme. C’est une branche avec une ramification dont on a gardé le nœud, et qui fait office de crosse. Il est fabriqué par les bergers et n’est pas vendu.

One Health

S'intéresser aux éleveurs semi-nomades, c’est également s'intéresser aux interactions entre les hommes, les animaux et leur environnement, et comprendre la manière dont ces interactions modèlent les paysages et les comportements des éleveurs et de leurs bêtes, mais aussi favorisent l’émergence de maladies infectieuses. Aujourd’hui, les risques associés aux zoonoses (les maladies d’origine animale transmissible aux humains) augmentent. Le COVID 19 en est l’exemple le plus flagrant. Soixante pourcents des maladies infectieuses humaines seraient d’origine animale. La protection de la santé humaine est donc étroitement liée et dépendante de la santé animale. Cette réalité a fait naître le concept One Health au début des années 2000. Dans ce contexte sanitaire, mais aussi en raison des difficultés d’ordre économique et structurelle que rencontrent les gouvernances, l’étude des pratiques des bergers permet l'émergence d’une figure d’éleveurs sentinelles (Ruhlmann 2015). Cette figure proposerait la construction mutuellement acceptée d'une expertise partagée entre les éleveurs et les services vétérinaires faisant face tous deux à des enjeux sanitaires majeurs.

Le banok, est un vétérinaire populaire. Il s’occupe du Leneban-Leban (refuser-accepter en Kurde). Il est issu d’une famille d’éleveurs, et a pour tâche principale de rapprocher un agneau tout juste né d’une brebis qui le refuse. La véritable mère est peut-être morte ou malade, ou bien la mère ne le reconnaît pas. Le banok s’occupe également de soigner les bêtes, notamment en cas de problèmes aux pattes. Dans les entretiens avec les éleveurs, le savoir-faire du banok semble être considéré par eux à la fois comme une vocation et comme une obligation. La présence d’un banok dans une famille ou dans une binamâl semi-nomade est nécessaire, qu’il se choisisse lui-même ou qu’il soit choisi par le groupe.

Le passage du troupeau dans les bassins de désinfection, avant ou pendant la montée vers les estives est, avec la tonte, la seule activité de soins effectuée par les éleveurs qui soit médiatisée par les chaînes d’informations kurdes. Les brebis y sont certes maniées de façon rude, mais l’étape est un passage obligé. De plus, l’activité revêt une forte valeur sociale pour les éleveurs. À l’intérieur du groupe, c’est un autre temps d’échange de travail partagé qui permet d’utiliser la main-d’œuvre des familles tout en resserrant les liens entre celles-ci. Un grand nombre d’hommes y participent, mais aussi des femmes, faisant de ce moment un instant de convivialité, et un lieu de rendez-vous des convois de troupeaux de la binamâl sur le parcours de la transhumance, avant que chacun ne reprenne sa route de manière décalée. À l’extérieur du groupe, le passage dans le bassin réactive les liens de bon voisinage avec le village sur lequel se trouve l’installation. Les villages fournissent l'eau dans une citerne et un espace de stabulation pour les hommes et les bêtes.

D’autres formes d’interaction existent entre les éleveurs et les bêtes. Le bétail aide parfois les bergers dans leur travail. La bête qui mène le troupeau est appelée dushwan (deuxième berger). Chez les éleveurs arabes, on utilise souvent un bélier castré qu’on a rendu docile et affectueux dès son plus jeune âge. Chez les bergers kurdes, cette pratique est moins répandue, et c’est généralement les boucs qui servent de guides. Certaines brebis portent des colliers qui sont réservés aux bêtes les plus jolies, mais également les plus affectueuses. Quand tu aimes ta femme, c’est la même chose, tu offres des bijoux disent les bergers avec humour. Il existe également tout un vocabulaire pour décrire les toisons des bêtes en fonction de l’emplacement et du nombre de couleurs sur leurs corps. Il y a les différentes tailles des oreilles, qui vont de l'absence d’appendice à de longues oreilles de plus de trente centimètres, et la présence ou non de cornes sur l’animal. Tous ces aspects servent de marques dans le troupeau et participent à l’individualisation des brebis et des caprins. Ils permettent aux bergers une meilleure reconnaissance de leurs bêtes. 

Les chèvres iraniennes de race Hawraman, avec leurs poils longs et raides, sont très appréciées par les éleveurs kurdes. Souvent, les cornes de ces caprins sont complètement tordues, ou bien dressées. La raison est d’abord génétique. Pour les éleveurs, c’est Dieu qui décide. Cependant, cela fait partie aussi d’un choix esthétique et d’une sélection pratiquée par les bergers. Comme pour les bijoux, les cornes participent à rendre plus jolie le troupeau. Il n’est pas rare de voir dans la Région du Kurdistan irakien des bucranes de chèvre sauvages orner l’entrée des maisons d’anciens nomades. En Iran, ils ornent les tentes des éleveurs Lors. Parfois, les cornes sont transformées par les éleveurs eux-mêmes. Quand les chèvres sont jeunes, les bergers peuvent modeler les cornes à la main en les chauffant avec des briquets, ou du feu. 

Le cawbirr, la tonte des moutons (de caw, les forces pour la tonte, et de birrîn, le verbe couper), fait partie des travaux collectifs qui entraînent des échanges de main-d’œuvre (comme la fabrication des çîx). Les femmes et les hommes d’un groupe, d’un village ou de villages mitoyens, collaborent pour la réalisation d’une activité en lien avec un bien familial. L’objectif est d’aider une famille dans ses activités personnelles, qui en retour aidera les autres familles dans leur propre activité. Ici, chacun possède son bien et utilise la force du groupe pour agir dessus. Ce système est particulièrement connu chez les agriculteurs durant la fenaison, sous le terme de zibare.  Ce système se différencie d'un autre système d'échange de travail collectif dans lequel chaque famille participe à des tâches liées à des biens communs (comme l'entretien des infrastructures d’un village par exemple).

Les environs du village de Piranan, au nord de la plaine de Peshdar, sont parsemés d’arbres taillés. Ce sont des chênes dont on exploite les feuilles pour servir de fourrage aux ovins et aux caprins durant l’hiver, ou pendant des périodes de sécheresse. Les branches avec leurs feuilles, coupées et mises en fagots, sèchent directement sur les arbres afin de les protéger de l’appétit des bêtes, sauvages et domestiques. Les branches sont positionnées de manière à placer les parties appétentes à l’intérieur de l’édifice. Sur cette base, des meules de foin pourront être déposées. Cette pratique plonge sans doute ses origines dans le Néolithique. Au Kurdistan irakien, ce fourrage aérien et le pastoralisme nomade ont façonné durant plusieurs millénaires les paysages des montagnes. En France, avec l’augmentation de longues périodes de sécheresse, cette pratique tend à être redécouverte. Les chercheurs ont observé que même dans les moments secs, en gérant les périodes de prélèvement, un arbre peut produire assez de feuilles pour couvrir les besoins nutritionnels des ovins sur une période donnée.

Patrimoine !?

Aujourd’hui la question de la place du pastoralisme semi-nomade dans le mouvement patrimonial à l'œuvre dans la Région du Kurdistan irakien se pose. La Berivan (la femme qui trait) fait bien partie de l’iconographie onirique et rurale des Kurdes, tout comme la mashke (la baratte) et la reshmal (tente noire) des nomades. Chacune de ces figures montre le rôle essentiel que jouent les femmes dans l’élevage semi-nomade et la prospérité de l’entreprise familiale, et leurs implications physiques totales dans des tâches souvent pénibles et récurrentes. Si le nomade est bon à rêver, a-t-il pour autant sa place dans une économie mondialisée et urbanisée, à l’heure des bouleversements climatiques ? Partout, les élevages intensifs et l’hypermobilité des marchandises et des hommes posent de véritables enjeux sanitaires et écologiques, là où le pastoralisme propose une mobilité vertueuse et régionale calquée sur le rythme des saisons. Pour autant, l’urbanisation croissante et les enjeux autour du foncier réduisent les pâturages au risque d’une surexploitation des dernières prairies disponibles. Et le fourrage manque en raison des épisodes de sécheresses récurrents. Par les difficultés qu’il rencontre, l'éleveur sentinelle nous alerte en somme sur l’état de notre Humanité.

Présentation de l'auteur

Michaël Thevenin est anthropologue. Il travaille sur les pratiques pastorales au Moyen-Orient, dans le petit Caucase et le Taurus. Les photos exposées ici ont été réalisées dans le cadre de son doctorat, à l’occasion d’une aide à la mobilité de l’Institut Français du Proche-Orient (Ifpo) au Kurdistan irakien (2016-2018), mais aussi durant la Mission Archéologique française du Gouvernorat de Souleymanieh sous la direction de J. Giraud  (2013-2019), et l'Archaeological Survey of Koisanjaq/Koya sous la direction de C. Pappi (2017). 

Ce travail photographique a également bénéficié de l’aide de la Direction des antiquités de Souleymanieh (Kamal Rasheed Rahem et Amanj Amin), du support logistique de la Direction des antiquités de Raparin/Rania (Barzan Baiz), de l’Université de Koya (Wali M. Hamad et Haidar Lashkri Khidr), du CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), et du travail de traduction de Shukri Mohamed Qadir (Université de Salahadin). Il a été exposé au Centre culturel de la citadelle d’Erbil du 8 au 12 mai 2022, sous le titre “Nomades et commerçants. Mobilités des hommes, mobilités des bêtes dans le Gouvernorat régional du Kurdistan irakien".

L'auteur remercie tous les Kurdes qui l’ont aidé durant son enquête : interprètes et vétérinaires, universitaires et journalistes, marchands et chauffeurs. Surtout, il remercie toutes les familles nomades qui l’ont accueilli, et qui poursuivent dans des conditions difficiles ces pratiques millénaires qui sont une part importante de la culture kurde et de l’histoire de l’humanité. 

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